10 questions pour comprendre la situation

Nous répondons à dix questions fréquemment posées au sujet du projet. Ces réponses détaillées vous permettront de bien appréhender la situation et comprendre la position du comité de mobilisation.

La direction de l’École polytechnique explique régulièrement qu’elle n’a pas la main sur les terrains concernés. Par conséquent, si le projet LVMH échoue, “on risque de finir avec un centre commercial à la place”. C’est ainsi que la direction justifie son soutien au projet de LVMH.

C’est vrai : l’École polytechnique n’est plus propriétaire des terrains concernés. Les terrains au nord-est du campus ont été transférés à l’Établissement public d’aménagement Paris-Saclay (EPAPS) en vertu de l’article 32 de la loi du 3 juin 2010. Un protocole foncier a été signé en 2011 entre l’X et l’EPAPS. Il a été renégocié en 2017 puis en 2021. C’est donc l’EPAPS qui gère désormais ces terrains, avec comme objectif de les vendre. Néanmoins, le protocole foncier prévoit un droit de véto jusqu’en 2029 : si un acteur extérieur souhaite s’implanter, on demande l’accord de l’École polytechnique. C’est ce qui se passe pour LVMH. D’après le protocole, si les terrains n’ont pas été vendus fin 2029, l’école perd son droit de véto. Voilà pourquoi la direction de Polytechnique soutient le projet de LVMH : si elle ne trouve pas preneur d’ici 2029, elle redoute que l’EPAPS décide unilatéralement d’y implanter n’importe quoi (d’où la menace du centre commercial, bien que personne n’ait jamais envisagé sérieusement cette option).

Ce raisonnement est particulièrement problématique. D’une part, le projet de LVMH n’est pas apprécié pour sa qualité ou son intérêt pour l’établissement, il est simplement un “moindre mal”. D’autre part, cette situation met l’École polytechnique dans une position de faiblesse où elle peut difficilement négocier un potentiel partenariat, puisque l’entreprise a bien conscience que l’école prend un gros risque en refusant le projet. On se retrouve avec un établissement qui revendique une excellence de rang mondial, mais qui doit brader les terrains sur son campus, plutôt que de pouvoir élaborer une stratégie de développement à long terme.

Tout d’abord, il est important de noter que les terrains constructibles sont devenus rares sur le campus de l’École polytechnique. L’X est impliquée dans le développement de l’Institut Polytechnique de Paris, un établissement en forte croissance et amené à continuer à se développer pour les années à venir. L’augmentation du nombre d’étudiants se fait déjà sentir : manque de logements, de salles de cours, de lieux de restauration. Dans les dix, vingt, trente prochaines années, on peut espérer que de nouvelles infrastructures d’enseignement ou de nouveaux laboratoires verront le jour. Où pourra-t-on les construire ? Si les derniers terrains du campus ne sont pas conservés pour répondre aux besoins premiers de l’établissement, alors il faudra aller chercher des terrains plusieurs kilomètres plus loin.

En approuvant l’implantation du bâtiment LVMH sur son campus, l’École polytechnique poursuit une logique court-termiste. Elle donne son accord dans la précipitation à un projet où elle a peu de pouvoir de négociation. Elle ne tire pas de bénéfice financier de la vente du terrain (le produit de la vente revenant à l’EPAPS). Le seul bénéfice financier provient de l’accord de partenariat de recherche. Mais ce partenariat de recherche pourrait également avoir lieu si LVMH s’implantait ailleurs. Cet accord prévoit que LVMH verse 2 M€/an pendant 5 ans à l’IPP, dont la moitié serait affectée aux projets de recherche en partenariat avec LVMH. Donc l’IPP gagnerait 1 M€/an pendant 5 ans pour financer sa recherche propre, soit un montant équivalent à ceux consentis par d’autres entreprises pour une chaire de recherche, sans qu’elles construisent un bâtiment sur le campus.

Pour 1 M€/an, qui aidera certes à boucler le budget de l’année à venir, l’École polytechnique renonce définitivement à une ressource stratégique majeure : l’un des rares emplacements encore disponibles sur son campus. Céder le terrain à LVMH dans la précipitation constitue donc une erreur et témoigne d’une absence de vision stratégique de long terme. Les conséquences négatives de cette opération opportuniste se feront sentir dans une dizaine d’années.

En effet, l’IPP explique que son projet s’inspire de l’exemple de l’Innovation Park du campus de l’EPFL. Mais dans ce modèle, les terrains restent une propriété publique, et c’est un opérateur de l’État qui loue les terrains. Ceci garantit la possibilité d’interrompre un partenariat néfaste. Dans le projet de l’IPP, ce ne serait pas le cas puisque le terrain serait vendu à LVMH. Un autre partenariat souvent cité en exemple est celui entre le MIT et IBM. À titre de comparaison, ce partenariat est accompagné d’un financement de 240 M€ pour 10 ans, contre un engagement de 10 M€ pour 5 ans à l’X (dont seulement une moitié de mécénat). Et rien ne dit que le partenariat sera renouvelé au bout de 5 ans.

Oui, à condition de revendiquer ce besoin et de se mobiliser en ce sens. Certes, les terrains ont été transférés à l’EPAPS. Mais l’EPAPS est un établissement public, donc, jusqu’à présent, les terrains restent propriété de l’État. Ce qui signifie que l’État peut décider de les affecter à nouveau à l’IPP.

Lorsque la répartition des terrains a été décidée en 2011, le projet de développement de Saclay était naissant et le campus très peu construit. À cette époque, l’Institut Polytechnique de Paris n’avait même pas vocation à exister. La création de l’IPP remonte à 2019. Dès lors, il est raisonnable de dire en 2022 que la décision de 2011 n’est plus adaptée. Une décision légale n’est pas irréversible. Les projets évoluent dans le temps et la loi s’adapte à la nouvelle réalité. Par exemple, la loi avait prévu que l’École polytechnique fasse partie de l’Université Paris-Saclay, mais, au bout de trois ans, le projet a été modifié à la demande de l’École polytechnique, et l’X a quitté Paris-Saclay pour fonder l’Institut Polytechnique de Paris. 

Faut-il se résoudre à vendre au plus offrant ces terrains précieux qui constituent des ressources stratégiques pour le développement de l’établissement ? Nous refusons cette politique court-termiste. Nous ne devons pas rester les bras croisés à constater notre impuissance face à une décision mal éclairée prise il y a dix ans dans un contexte différent, qui pousse désormais à faire des choix préjudiciables. C’est une chance que les terrains n’aient pas encore été vendus à des acteurs privés, et il est encore temps de décider que l’IPP a besoin de ces terrains pour se développer, plutôt que les vendre dans la précipitation. Un moratoire pourrait être décidé dès à présent, pour éviter leur cession, le temps que les différents ministères de tutelle trouvent une solution pour s’assurer que les terrains restent dans le domaine public, à l’instar de la situation à l’EPFL. Si l’École polytechnique sollicite le retour des terrains, avec l’aide d’une mobilisation des anciens élèves, sa voix pourra être entendue.

Bien sûr. La question de l’emplacement du bâtiment est indépendante de celle du partenariat de recherche. D’ailleurs, il s’agit de deux délibérations différentes : le partenariat de recherche se fait avec l’Institut Polytechnique de Paris, alors que l’autorisation d’implanter son bâtiment doit être délivrée par l’École polytechnique. Le partenariat de recherche a une durée de 5 ans, alors que le bâtiment sera propriété de LVMH (donc de manière définitive). 

De nombreuses autres entreprises, implantées ou non sur le plateau de Saclay, possèdent des partenariats de recherche avec Polytechnique. Il existe par exemple une trentaine de chaires. Par ailleurs, l’EPAPS a proposé à LVMH plusieurs autres lieux pour s’installer en dehors du campus, et LVMH a étudié sérieusement la possibilité de s’implanter plus à l’ouest (numéro 3 sur la carte).

Contrairement à Orange, Thalès ou Total, LVMH n’est pas une entreprise qui s’est construite autour de la maîtrise d’une technologie de pointe. Le groupe LVMH est un conglomérat de savoir-faire issus de domaines divers (mode, maroquinerie, cosmétiques, vins et spiritueux, joaillerie…) avec pour principal point commun d’être des produits de luxe. Dès lors, il serait étonnant que l’École polytechnique, établissement scientifique d’excellence, choisisse cette entreprise pour entrer dans une relation de partenariat sans commune mesure. Au contraire, afficher une telle entreprise comme principal partenaire scientifique pourrait être préjudiciable pour l’image de la recherche effectuée à l’École polytechnique.

Mais cela ne dispense pas d’analyser plus précisément le projet scientifique de LVMH. Celui-ci est intitulé “luxe durable et digital”. Dans les documents d’information, LVMH cite quelques exemples de ce qui pourrait être étudié dans son centre de recherche : “maquillage longue tenue”, “lissage des imperfection du cuir”, “développer des vêtements connectés pour offrir de nouvelles fonctionnalités”, ou encore “recherche d’une nouvelle sensation du toucher de la soie pour un packaging”. Plutôt qu’un programme de recherche ambitieux, où LVMH viendrait partager son expertise dans un domaine précis, le projet proposé par LVMH ressemble à une juxtaposition de petits problèmes techniques directement liés aux problématiques rencontrées par l’entreprise dans sa production actuelle. S’il est parfaitement légitime que LVMH conduise des recherches dans ce sens, ces sujets paraissent bien éloignés des enjeux scientifiques de la recherche académique menée dans les laboratoires de l’École polytechnique. 

La deuxième dimension du projet de recherche de LVMH est le “luxe digital”. Si les questions numériques sont assurément un domaine d’expertise de l’École polytechnique, encore une fois les sujets proposés par LVMH semblent éloignés des problématiques de la recherche. Dans les slides de présentation de son projet, on lit dans les détails “Data et IA en support de tous les projets de recherche”, et “blockchain et IT en support de la traçabilité”. LVMH décrit ici un usage d’outils informatiques existants au service de ses projets, mais il ne s’agit en aucun cas d’effectuer des recherches pour pousser l’état de l’art de l’informatique, d’autant que la direction de LVMH a reconnu qu’il n’était pas prévu de mettre de la puissance de calcul à disposition des chercheurs de l’Institut polytechnique de Paris.
Il est bien sûr possible de trouver certains projets ponctuels où les besoins de LVMH peuvent entrer en résonance directe avec les travaux de chercheurs de l’École polytechnique et faire l’objet de collaborations. D’ailleurs, il existe déjà trois accords de partenariat impliquant chacun un chercheur de l’établissement. Il y a certainement suffisamment d’intérêts communs pour que LVMH s’engage dans une chaire de recherche, comme c’est le cas de nombreuses autres entreprises. Mais cela peut très bien se faire sans que LVMH soit présent sur le campus. En revanche, au vu du projet scientifique général présenté par LVMH, on peine sérieusement à distinguer ce qui nécessiterait d’en faire un partenaire de premier plan au point de justifier une telle proximité géographique.

Si le bâtiment LVMH était construit, il serait le premier visible en entrant sur le campus, et sa parcelle immense dominerait le secteur nord-est. Cette position dominante donnerait à LVMH un accès privilégié et irrévocable aux étudiants et chercheurs du campus. Une telle proximité d’une entreprise privée avec une école chargée de former de hauts fonctionnaires serait inédite. Imagine-t-on que McKinsey puisse venir s’installer définitivement dans le campus de l’INSP (ex-ENA) ? Ou que la BNP puisse placer irrévocablement ses bureaux à l’intérieur de l’École Nationale de la Magistrature ? Nous nous sommes battus contre Total, pour éviter une telle situation qui aurait créé un précédent regrettable. Total a fini par comprendre que sa place n’était pas au cœur du campus. La situation n’a pas changé pour LVMH. 

En acceptant ce projet, l’École polytechnique et l’IPP prennent un risque pour leur image, en s’associant de manière irréversible avec un grand groupe du luxe, sans avoir étudié en profondeur la compatibilité des valeurs de l’entreprise avec celles des établissements. L’École polytechnique est un établissement public, dont la mission est d’abord de former des cadres qui vont travailler pour l’intérêt général. Comment expliquer que le plus grand bâtiment du campus soit un partenariat avec un groupe de luxe, une industrie au service exclusif des plus aisés ? À une époque de méfiance croissante de la population envers les élites du pays, c’est un risque important pour une école censée incarner la méritocratie républicaine.

S’il y a peu de raisons de douter que les premières années de cohabitation se dérouleront bien, il faut anticiper l’évolution sur le long terme. Quelle sera la relation dans dix, vingt, trente ans, et quelles seront les marges de négociations de l’IPP face à LVMH ? Un établissement de recherche doit être en capacité de maintenir son indépendance. Cela ne signifie pas qu’il ne doit pas collaborer avec d’autres, loin de là. Mais il faut pouvoir apporter certaines garanties pour que ses partenariats de recherche restent vertueux. Parmi ces garanties, on peut citer : une temporalité sur plusieurs années, la possibilité de prolonger le partenariat si toutes les parties s’estiment satisfaites, la possibilité de renégocier le partenariat si l’un des partenaires commence à agir de manière incompatible avec l’indépendance nécessaire au travail des chercheurs, etc. À l’inverse, la relation dans laquelle Polytechnique et LVMH souhaitent entrer est irréversible. Quelles que soient les évolutions de LVMH dans les décennies à venir, de son activité et de son image, les institutions resteront liées.

Le projet de LVMH a été présenté aux administrateurs de Polytechnique pour la première fois en juin 2022. Il a fait l’objet d’une réunion d’information pour les étudiants et personnels en juillet. Le projet scientifique doit être approuvé fin septembre et l’autorisation de s’implanter sur le campus doit être validée mi-octobre. Ce calendrier est particulièrement précipité, et le processus de “concertation” n’a consisté qu’à informer les usagers. On parle d’un projet qui engage l’École de manière définitive : ceci mérite un temps de concertation et de débat, suivi de plusieurs phases de travail. Il n’est pas raisonnable de l’instruire en quatre mois et encore moins quand ceux-ci incluent la pause estivale. Ce calendrier accéléré a d’ailleurs été déploré par les instances consultatives, appelées à se prononcer en urgence et sur la base de très peu de documents.

De plus, il existe très peu de moyens de s’informer sur le projet. La direction de Polytechnique insiste sur le caractère confidentiel de tous les documents communiqués aux élus et représentants, de même que les documents présentés lors des réunions d’information, et refuse de les communiquer. Notre site est le seul endroit où certains de ces documents sont consultables, afin que chacun puisse s’informer sur le projet.

Pour justifier cette confidentialité, LVMH et l’IPP ont signé un NDA (accord de non-divulgation). Ce type d’accord est censé permettre à LVMH de partager avec l’IPP certaines informations internes à caractère stratégique, en garantissant leur confidentialité. Par exemple, si LVMH voulait partager des données de ses ventes avec des chercheurs, pour que ceux-ci puissent les analyser, un NDA pourrait garantir que les données fournies par LVMH restent confidentielles.

En pratique, le NDA est actuellement utilisé comme prétexte pour refuser de communiquer tout document qui permette de s’informer sur le futur projet de bâtiment. L’École polytechnique et l’IPP étant des établissements publics, les documents relatifs à leur gouvernance sont pourtant des documents administratifs qui doivent être communiqués sur demande. À titre d’exemple, nous avons demandé à Polytechnique de nous fournir les accords de partenariats déjà existants avec LVMH, mais l’École refuse. Nous avons également demandé la communication de l’ensemble des documents relatifs aux chaires, ce que l’X refuse également, malgré un avis favorable de la Commission d’accès aux documents administratifs.
Tout en proclamant agir dans la transparence et la concertation, l’École polytechnique et l’IPP organisent l’opacité de leur gouvernance, au mépris de la loi. Déjà il y a quelques mois, il avait fallu un jugement du tribunal administratif de Versailles pour que l’IPP accepte de communiquer les documents relatifs à son conseil d’administration. Ces pratiques ne permettent pas une concertation et un débat serein impliquant l’ensemble des parties prenantes.

En 2021, LVMH a accepté de financer une vaste opération immobilière sur le site de l’ancienne École polytechnique. La “boîte à claque”, bâtiment situé sur la montagne Sainte-Geneviève, au centre de Paris, est toujours propriété de l’École polytechnique. Jusqu’à l’an dernier, ce lieu hébergeait l’association des anciens élèves (AX). Le bâtiment nécessitait des travaux de rénovation, évalués à 1,5 M€. LVMH a fait connaître son intérêt pour le projet et a transformé la simple réhabilitation en un chantier de construction d’un luxueux centre de conférences. Les travaux sont entièrement menés par LVMH. Polytechnique a signé une autorisation d’occupation temporaire permettant à LVMH d’occuper le terrain pour réaliser le chantier. Le permis de construire obtenu par l’École polytechnique a été transféré au nom de LVMH. C’est donc LVMH qui a l’entier contrôle de ce qui va être construit sur ce lieu historique de l’École.  Au total, le projet est évalué à 30 M€. Dans ces conditions, l’École polytechnique est encore plus affaiblie dans sa négociation avec LVMH concernant le projet à Saclay.

De plus, le secrétaire général de l’Association des anciens élèves (AX) est également le directeur de la stratégie de LVMH. Jean-Baptiste Voisin a joué un rôle clé dans l’élaboration du projet à Paris. Il participe également au projet d’implantation d’un bâtiment sur le campus à Saclay. À titre d’exemple, il est intervenu lors de l’amphi de présentation du projet aux élèves en juin 2022 en tant que directeur de la stratégie de LVMH mais a omis de mentionner qu’il était aussi le numéro 2 de l’AX.

LVMH joue un rôle important dans la puissance industrielle française. Mais ce n’est pas le sujet. La pertinence d’un projet de partenariat doit être mesurée en fonction des missions de l’établissement, pas d’un objectif vague, certes louable, lié à l’économie du pays. La mission définie par l’État pour l’École polytechnique est de faire de l’enseignement et de la recherche, pas de créer de l’emploi. Le projet doit donc être évalué pour sa capacité à aider Polytechnique à accomplir sa mission. Par ailleurs, on pourrait également discuter des pratiques fiscales et éthiques condamnables de LVMH. Mais, encore une fois, ce n’est pas directement la question.

“L’École polytechnique a pour mission de donner à ses élèves une culture scientifique et générale les rendant aptes à occuper, après formation spécialisée, des emplois de haute qualification ou de responsabilité à caractère scientifique, technique ou économique, dans les corps civils et militaires de l’État et dans les services publics et, de façon plus générale, dans l’ensemble des activités de la nation.”

Article L. 675-1 du Code de l’éducation